Transmettre ses convictions

« La communication engendre la culture et la culture se transmet à travers la communication ». Ces mots de Saint Jean-Paul II introduisent cet essai sur l’influence mutuelle entre la communication sociale et la culture, d’un point de vue éthique.

« Les rapides transformations technologiques déterminent actuellement, en particulier dans le domaine de la communication sociale, une nouvelle condition pour la transmission du savoir, pour la coexistence entre les peuples, pour la formation des styles de vie et des mentalités. »[1] La bonne maturation morale personnelle n’est pas étrangère à la communication et à la culture, qui s’expriment dans les finalités recherchées et dans les styles de vie socialement acceptés, dans les lois, dans la commémoration des événements et des personnages du passé qui correspondent le mieux à l’identité morale d’une société. La culture possède ses lois propres, si bien que les idées — et les sentiments qu’elles suscitent — ont une consistance et un développement assez autonome. C’est comme si les idées, une fois transposées et adoptées par la culture et la communication, se séparaient de l’intelligence qui les a conçues et commençaient à avoir une vie propre, pour se développer avec une force qui ne dépend plus que d’elles-mêmes. Une force qui, à son tour, dépend de sa consistance objective et de son dynamisme intrinsèque, distincts peut-être de l’intention des personnes qui les ont mises en circulation.

Ce n’est que si nous réussissons à faire une proposition qui retienne et dépasse ce qu’il y a de bon et de vrai dans les idées que nous estimons juste de combattre, que nous exercerons une influence réelle sur la culture.

C’est pourquoi tous ceux qui souhaitent contribuer à imprégner la vie sociale de l’esprit de l’Évangile doivent être attentifs à la relation intime existante entre communication et culture. Ceux qui aspirent à intervenir positivement dans la création et la transmission de styles de vie et de visions de l’homme, doivent faire attention à la consistance et au développement prévisible des idées, encore plus qu’à l’intention supposée des personnes. Une attitude polémique, une réponse « brillante » ou blessante peuvent faire taire l’adversaire mais, si nous n’avons pas compris sa question ni apprécié la consistance de ses idées et de leur développement possible, nous n’aurons probablement pas contribué à la croissance de la culture, ni offert une alternative culturelle valable. Dans ce cas, les idées que nous aurons rejetées, en réduisant au silence celui qui les a émises, auront encore un avenir devant elles. Ce n’est que si nous réussissons à faire une proposition qui retienne et dépasse ce qu’il y a de bon et de vrai dans les idées que nous estimons juste de combattre, que nous exercerons une influence réelle sur la culture.

Vérité et liberté

À plusieurs reprises, Jean Paul II a signalé que le conflit entre vérité et liberté sous-tend un bon nombre de problèmes qui affectent la culture de notre temps[2]. Benoît XVI aussi s’est référé à cette question en soulignant le concept de relativisme[3]. Nous pouvons être tentés de répondre aux positions relativistes en en montrant la contradiction interne : celui qui pense que toute vérité est relative fait en réalité une affirmation absolue et par là se contredit lui-même. Il s’agit d’une vraie critique mais peu efficace culturellement, parce qu’elle ne cherche pas à saisir les points forts qui sous-tendent les approches relativistes, ni comprendre la question qu’elles essaient de résoudre.

Dans une perspective éthico-sociale, les positions relativistes prennent comme point de départ le fait qu’une pluralité de projets de vie et de conceptions du bien existent dans la société actuelle, ce qui semble nous placer devant une alternative : ou bien nous renonçons à l’idée de juger les différents projets de vie, ou bien nous devons abandonner l’idéal ou le modus vivendi caractérisé par la tolérance. En d’autres termes, un style de vie tolérant requerrait d’admettre que toutes les conceptions de la vie ont la même valeur ou, tout au moins, que chacune d’elles a le même droit à exister que les autres ; si quelqu’un n’admettait pas cela, il tomberait dans un fondamentalisme éthique et social.

Le raisonnement est assez trompeur, même si en apparence il se présente comme vrai, en raison d’un fait incontestable qui constitue son point fort : tout au long de l’histoire, et même de nos jours, il y a toujours eu des gens pour opprimer violemment le liberté des personnes et des peuples au nom de la liberté. C’est pourquoi, pour que le message évangélique soit correctement compris, il devient nécessaire d’éviter tout propos, raisonnement ou attitude pouvant laisser croire qu’un chrétien cohérent sacrifie la liberté au nom de la vérité. Si quelqu’un donnait cette impression, même involontairement, il contribuerait à consolider le présupposé fondamental du relativisme : l’idée que l’amour de la vérité et l’amour de la liberté sont incompatibles, du moins dans la pratique.

La transmission de convictions chrétiennes et de contenus éthiques a besoin de démontrer dans les faits, et non seulement en paroles, qu’une vraie harmonie existe entre vérité et liberté. Cela requiert, d’un côté, d’être profondément convaincu de la valeur et de la signification de la liberté personnelle. Mais, d’un autre côté, cela oblige à distinguer soigneusement le domaine éthique du domaine politique et juridique. Dans le premier, tout appel de l’autorité s’adresse à la liberté ; dans le second, le recours à la coercition peut être légitime.

La transmission de convictions chrétiennes et de contenus éthiques a besoin de démontrer dans les faits, et non seulement en paroles, qu’une vraie harmonie existe entre vérité et liberté.

Éthique et politique

Dans les questions éthiques, la conscience s’ouvre à la vérité qui a un pouvoir normatif évident sur les décisions personnelles. Ce qui est en jeu, c’est la relation entre la conscience personnelle et la conception que chacun a du bien humain, parfois en rapport avec des principes religieux. Pour sa part, le domaine juridique et politique se réfère aux relations entre les personnes ou bien entre les personnes et les institutions qui, en tant que régies par les lois, sont soumises au pouvoir coercitif dont l’État et ses représentants peuvent légitimement user.

Ces deux domaines — éthique et politique — sont intimement liés et connaissent assez souvent un développement parallèle. L’homicide intentionnel, par exemple, est à la fois une grave faute morale et un crime que l’État de droit a le devoir de poursuivre et de punir. Or, même dans ce cas, les deux domaines présentent des différences significatives. Il suffit de penser, par exemple, au pardon. Une chose est le pardon de la faute morale, le pardon du crime en est une autre, bien différente : il est souhaitable que les parents de la victime d’un homicide pardonnent chrétiennement au coupable, mais il ne serait pas admissible que l’État suive systématiquement une politique d’impunité pour l’homicide intentionnel. Affirmer le contraire serait un abus idéologique ou une atteinte grave au bien commun.

Ce genre de différences rend nécessaire la distinction entre le plan éthique et le plan politique en ce qui concerne les principes moraux de l’Évangile. Pour éviter de mauvaises interprétations, il faut donner un fondement éthique aux messages de nature morale, en explicitant que telle ou telle vérité ne prétend pas s’imposer par le recours au pouvoir politique de coercition. Cela est compatible avec le fait que, pour d’autres types de vérités éthiques, une dimension éthico-politique ou éthico-juridique puisse exister. Dans ce cas, il faudra donner en plus une justification politique ou juridique spécifique : non seulement il faudra démontrer que le comportement en question est moralement erroné mais aussi que des raisons spécifiques existent en vertu desquelles l’État doit l’interdire et le punir. Des raisons qui ne sont pas identiques aux raisons éthiques, parce que la mission de l’État n’est pas de poursuivre les fautes morales, mais de promouvoir et de protéger le bien commun, en prévenant et en punissant les comportements qui le lèsent (qui portent atteinte à la sécurité publique, à la liberté et aux droits d’autrui, aux institutions d’intérêt social, comme la famille, etc.).

Éthique et État

Certes, l’État promulgue parfois des lois injustes. Dans ces cas là, le citoyen qui a une conscience droite devrait avoir la possibilité de les critiquer librement. Le Concile Vatican II a affirmé clairement le droit et le devoir de l’Église de « porter un jugement moral, même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent »[4].

il faut aller bien au-delà des oppositions polémiques, en sachant assumer la part de vérité de la position contraire.

Dans tous ces cas, il est important d’apporter une réponse culturellement efficace à une disposition législative erronée. Ce n’est pas une tâche aisée, parce qu’il faut aller bien au-delà des oppositions polémiques, en sachant assumer la part de vérité de la position contraire. Lorsque quelqu’un doit critiquer en conscience une intervention de l’État, il doit montrer une fine sensibilité envers les valeurs des institutions démocratiques, sensibilité qui ne doit pas être estompée par le fait, sûrement très pénible, qu’une institution concrète se soit comportée de manière injuste pour une action déterminée.

La fermeté dans les principes éthiques doit être compatible — et apparaître comme telle — avec la conscience que la réalisation de biens personnels et sociaux dans un contexte historique, géographique ou culturel déterminé, se caractérise par une contingence partiellement insurmontable. Il est fréquent que, pour les questions pratiques, plus d’une solution soit possible. Même les décisions de l’Église relatives à des choses non nécessaires doivent être contingentes, précisément parce qu’elles concernent une réalité dépendant en grande partie des circonstances qui changent avec le temps. C’est pourquoi il est nécessaire d’apprendre à reconnaître que, dans ce genre de décisions, seuls les principes imprescriptibles expriment une dimension permanente[5]. Personne ne peut prétendre imposer, dans les questions temporelles, des dogmes qui, de fait, n’existent point[6]. Cela ne signifie pas que tout dans ce monde soit contingent ou accidentel ou discutable ; il s’agit plutôt de percevoir clairement que dans les affaires humaines, les autres aussi peuvent avoir raison : ils voient la même affaire que toi, mais d’un point de vue différent, sous une autre lumière, une autre ombre, un autre contour. — Ce n’est qu’en matière de foi et de morale qu’il existe un critère indiscutable : celui de notre Mère l’Église[7].

L’autonomie des réalités temporelles

Cependant, il pourrait arriver que, sur une question éthico-sociale donnée, la doctrine chrétienne coïncide avec le point de vue de tous les citoyens, ou d’une bonne partie, qui militent légitiment dans un parti politique déterminé. Ce genre de cas pourrait donner lieu, involontairement, à une situation délicate. En effet, en proposant certains enseignements, il pourrait sembler que les chrétiens, et même l’Église, soient en train de soutenir une opinion politique et ne se limitent pas seulement à présenter le message de l’Évangile.

Cette confusion pourrait entraîner l’accusation d'ingérence ou de manque de respect envers l’État. Une telle accusation n’est peut-être qu’un prétexte politique, quand elle n’est pas mal intentionnée. Cependant, il faut en tenir compte si l’on veut imprégner la culture de l’esprit de l’Évangile. Il s'agit de resituer calmement ce qui pourrait donner cette impression. À cet égard, deux types de considérations sont pertinentes.

La première est que tous les citoyens, y compris ceux qui appartiennent à un organe législatif ou à un parti politique, ont le droit et le devoir de soutenir les solutions qu’ils considèrent en conscience comme utiles pour le bien de leur pays, en faisant état, si possible, des raisons qui justifient leur conviction. Chacun est libre de consulter les livres spécialisés qu’il estime fiables, ou d’évoquer la question avec qui il le souhaite. Si un citoyen peut s’inspirer d’une théorie politique ou économique déterminée, il peut aussi puiser son inspiration dans la doctrine sociale de l’Église. Les solutions politiques se mesurent à leur valeur intrinsèque et aux raisons qui les justifient. S’interroger sur les sources employées par chaque citoyen pour former ses convictions reviendrait à manquer de respect pour l’autonomie de conscience des autres. Il est facile de voir que la radicalisation d’une telle attitude amènerait à des prises de position absurdes : à affirmer que, pour souligner son caractère non confessionnel, l’État devrait favoriser ce que l’Église condamne : par exemple l’esclavage.

La distinction entre ce qui est à César et ce qui est à Dieu, et l’autonomie correspondante des réalités temporelles, appartient à la structure essentielle du christianisme

La deuxième considération intéressante est la nécessité d’avoir des idées claires sur la distinction entre la mission de l’État et celle de l’Église. À ce propos, Benoît XVI a proposé des indications fort utiles. La distinction entre ce qui est à César et ce qui est à Dieu, avec l’autonomie correspondante des réalités temporelles, appartient à la structure essentielle du christianisme[8]. Il revient à l’État de s’interroger sur la manière de réaliser concrètement la justice, ici et maintenant. Dans ce domaine, la doctrine sociale de l’Église apparaît comme une aide qui « ne veut pas conférer à l’Église un pouvoir sur l’État. Elle ne veut pas même imposer à ceux qui ne partagent pas sa foi des perspectives et des manières d’être qui lui appartiennent »[9].

Une telle doctrine argumente à partir de la raison et du droit naturel et reconnaît que la construction d’un ordre juste de la vie sociale est une tâche politique, qui « ne peut pas être à la charge immédiate de l’Église. Mais, puisque c’est en même temps un devoir humain primordial, l’Église a le devoir d’offrir sa contribution spécifique, grâce à la purification de la raison et à la formation éthique, afin que les exigences de la justice deviennent compréhensibles et politiquement réalisables. L’Église ne peut ni ne doit prendre en main la bataille politique pour édifier une société la plus juste possible. Elle ne peut ni ne doit se mettre à la place de l’État. Mais elle ne peut ni ne doit non plus rester à l’écart dans la lutte pour la justice. Elle doit s’insérer en elle par la voie de l’argumentation rationnelle et elle doit réveiller les forces spirituelles, sans lesquelles la justice, qui requiert aussi des renoncements, ne peut s’affirmer ni se développer »[10].

l’Église a le devoir d’offrir sa contribution spécifique, grâce à la purification de la raison et à la formation éthique, afin que les exigences de la justice deviennent compréhensibles et politiquement réalisables.

La réalisation de la justice est un point où la foi et la politique se rapprochent. C’est pourquoi une attention poussée est requise pour qu’aucun homme de bonne volonté ne puisse penser que la foi chrétienne s’identifie avec l’une ou l’autre des opinions politiques existantes dans la société.

la foi présuppose la liberté et la foi se propose à la liberté.

Certes, la foi chrétienne a quelque chose à dire aux différentes cultures politiques des hommes et des peuples. Mais la foi présuppose la liberté et la foi se propose à la liberté. La liberté qui doit donc être aimée en paroles et en actes.

D'après Angel Rodriguez Luno


[1] . Saint Jean-Paul II, discours aux participants au congrès promu par la Conférence épiscopale italienne pour les agents de la communication et de la culture, 9 novembre 2002, n°2.

[2]. Cf. par exemple : Litt. enc. Redemptor hominis, 4 mars 1979, n° 12 ; Litt. enc. Centesimus annus, 1er mai 1991, nos 4, 17 et 46 ; Litt. enc. Veritatis splendor, 6 août 1993, nos 34, 84, 87 et 88 ; Litt. enc. Fides et ratio, 14 septembre 1998, n° 90.

[3]. Cf. par exemple : Discours au congrès diocésain de Rome sur le thème : « Famille et communauté chrétienne. Formation de la personne et transmission de la Foi », 7 juin 2005 ; Discours au Corps Diplomatique accrédité près le Saint-Siège pour la présentation des vœux pour la nouvelle année, 8 janvier 2007 ; Discours à une délégation de l’« Académie des Sciences Morales et Politiques de Paris », 10 février 2007 ; Discours à la session inaugurale des travaux de la Vème Conférence générale de l’épiscopat latino-américain et des Caraïbes, 13 mai 2007.

[4]. Concile Vatican II, Const. past. Gaudium et spes, n° 76.

[5]. Cf. Benoît XVI, Discours aux cardinaux, archevêques, évêques et prélats supérieurs de la Curie romaine, 22 décembre 2005.

[6]. Entretiens, n° 77.

[7]. Sillon, n° 275.

[8]. Cf. Benoît XVI, Litt. enc. Deus caritas est, 25 décembre 2005, n° 28.

[9]. Ibid.

[10]. Ibid.