Benoît-François : continuité ou rupture?

Mariano Fazio, actuel Vicaire général de l'Opus Dei, analyse la continuité de l'enseignement de Benoît XVI et du Pape François selon cet enchaînement logique : de la dictature du relativisme à la culture du déchet.


De la dictature du relativisme à la culture du déchet

Cela fait bientôt deux ans que François a été élu pour succéder à Benoît XVI et ce recul nous permet de constater une rupture de style évidente. Ce fut le cas avec le changement d'image de saint Jean XXIII par rapport à celle de Pie XII, ou de la personnalité différente de Paul VI, plus réservé, plus intellectuel, par rapport au charisme du Bon Pape Jean. Ceci se reproduisit lorsque saint Jean-Paul II succéda à Paul VI, récemment béatifié, après les trente trois jours du Pape au sourire, le cardinal Luciani, amortisseur de ce changement. Pour finir, ce fut le cas de Benoît XVI, successeur du saint pape polonais.

Les changements de style des Papes font partie de la composition humaine de l'Église. Les exemples des dernières décennies que nous venons de citer correspondent aux périodes historiques les plus positives du pontificat romain. Cette diversité est une richesse puisque le style de quelqu'un est très lié à son origine personnelle et aux traditions culturelles qui étayent toute personnalité. Dernièrement l'Église a été enrichie par la tradition slave de Karol Wojtyla, par celle de l'Europe centrale de Benoît XVI et désormais, par la culture latino américaine de Jorge Mario Bergoglio.

Les changements de style des Papes font partie de la composition humaine de l'Église

Concernant ce charisme individuel, John Allen, journaliste connu, se permet une comparaison musicale : Jean-Paul II est « rock and roll », Benoît XVI, « classical » et François, « folk ». Ceci dit, loin de toute sensibilité excluante, retenons que Jorge Bergoglio fut nommé évêque et créé cardinal par Jean-Paul II, que Benoît se réjouit de son pontificat et que, par ailleurs, François avait décoré un mur de la pièce toute simple où vivait. d'un poster du pape allemand.

L'affection et l'admiration de François pour son prédécesseur mérite d'être mise en valeur. À ce propos, permettez-moi d'évoquer mon souvenir personnel. En août 2008, j'ai accompagné le cardinal Bergoglio dans un déplacement à Buenos Aires. Il m'a alors confié que ce qu'il admirait le plus chez le pape Benoît c'était son humilité et son magistère. Après la renonciation du pape Ratzinger, j'ai réfléchi là-dessus et j'en ai perçu la profondeur: ce sont en effet et précisément l'humilité et le magistère de Benoît XVI que l'Histoire retiendra au bout du compte.

Les gestes de François montrent bien ce changement de style et l'affection personnelle qui l'attache à Benoît XVI. Cela dit, qu'en est-il du magistère pontifical actuel par rapport au précédent ? La dictature du relativisme et la culture du déchet, ont-elles quelque chose à voir entre elles?

Dictature du relativisme

Lundi 18 avril 2005, le cardinal Ratzinger présida la Sainte Messe du début du Conclave pour l'élection du successeur du pape Jean-Paul II, décédé. Dans son homélie, le doyen du Collège des Cardinaux souligna les circonstances du moment que le futur successeur de Pierre aurait à affronter, sans savoir à ce moment-là qu'il était le principal destinataire de son message. Tout au début, il affirmait : « Combien de vents de la doctrine avons-nous connus au cours des dernières décennies, combien de courants idéologiques, combien de modes de la pensée... La petite barque de la pensée de nombreux chrétiens a été souvent ballottée par ces vagues - jetée d'un extrême à l'autre: du marxisme au libéralisme, jusqu'au libertinisme; du collectivisme à l'individualisme radical; de l'athéisme à un vague mysticisme religieux; de l'agnosticisme au syncrétisme et ainsi de suite. Chaque jour naissent de nouvelles sectes et se réalise ce que dit saint Paul à propos de l'imposture des hommes, de l'astuce qui tend à les induire en erreur (cf.Ep 4, 14). Posséder une foi claire, selon le Credo de l'Eglise, est souvent défini comme du fondamentalisme. Tandis que le relativisme, c'est-à-dire se laisser entraîner "à tout vent de la doctrine", apparaît comme l'unique attitude à la hauteur de l'époque actuelle. L'on est en train de mettre sur pied une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien comme définitif et qui donne comme mesure ultime uniquement son propre ego et ses désirs ».

La dictature du relativisme ou, pour l'exprimer plus positivement, le besoin et l'urgence de récupérer la confiance d'arriver à atteindre la vérité à travers la foi et la raison dans une société plurielle, a été le point central du magistère du pontificat précédent. Les fameux discours de Ratisbonne, de Westminster Hall et du Bundestag sont de magnifiques preuves de cet intérêt et de ce souci lorsqu'ils prônent l'idée d'une saine laïcité pour arriver à dépasser le laïcisme et le fondamentalisme.

Le relativisme déclenche la crise de la vérité puisqu'il considère que l'être humain n'est pas capable d'atteindre ce qui est vrai, d'accéder à l'éthique universelle, à des idées basiques pouvant être partagées par tous, indépendamment de l'histoire ou de la culture. Il ne s'agit pas exclusivement d'un thème concernant la logique ou la philosophie de la connaissance. C'est une attitude générale face au grand défi de la vérité. On oublie que Jésus a dit « la vérité vous rendra libres » pour ne percevoir la vérité que comme une chape qui limite nos possibilités et notre épanouissement personnel et notre fleurissement culturel en tant que sujet collectif. Avec cette clé d'interprétation, la vérité devient une restriction de notre créativité en puissance.

« la vérité nous rend bons » et, ce faisant, elle nous introduit dans la charité et dans l'accueil de l'autre.

Cependant, pour construire quelque chose de durable, la vérité s'impose comme un point solide sur lequel déployer la créativité sociale et individuelle. Plus cette base est solide, plus l'édifice sera en mesure de s'élever, plus il y aura de possibilités, de liberté d'entreprendre, d'idées, de propositions. Dans cette optique-là, la vérité est le fondement de notre progrès et de notre innovation.

On court parfois ainsi le risque d'une vérité qui pousse à regarder « l'humanité du haut d'un château de verre pour juger et classer les personnes » comme l'a dit François à la clôture du synode sur la famille. Ceci dit, dans son discours non prononcé à La Sapienza, à Rome, Benoît XVI réfléchit avec saint Augustin sur ce que la vérité théorique, avec ses abstractions, ses jugements et ses classifications, conduit d'elle-même à la tristesse alors que la vérité en son intégralité réside en la connaissance du bien. Aussi, « la vérité nous rend bons » et, ce faisant, elle nous introduit dans la charité et dans l'accueil de l'autre.

La culture du déchet

Pour sa part, François a développé sous des angles différents ce qu'il appelle la « culture du déchet » : une société qui met de côté les personnes âgées, les malades, les jeunes parce qu'elle a centré son attention sur son propre moi, en exaltant le dieu-argent, le dieu-plaisir et le dieu-pouvoir. Dans l'Evangelii Gaudium, il le dit sans ambages : face à la joie que provoque la rencontre avec Jésus, « le gros risque du monde actuel, avec ses offres multiples et écrasantes de consommation, est une tristesse individualiste issue d'un cœur avare et bien à l'aise, de la recherche maladive de plaisirs superficiels, de la conscience isolée ».

Cette dictature-là réduit l'être humain à un seul de ses besoins : la consommation, qui pourrait bien être ici assimilée « au propre ego et à ses désirs », de Benoît XVI.

De de fait, nous nous retrouvons aussi ici face à la dénonciation d'une dictature qui dans ce cas n'est plus du domaine des idées mais du matériel : « L'adoration de l'ancien veau d'or (cf. Ex 32,1-35) trouve sa nouvelle version impitoyable dans le fétichisme de l'argent et dans la dictature de l'économie, sans visage et dépourvue d'objectifs vraiment humains (EG, 55). Cette dictature-là réduit l'être humain à un seul de ses besoins : la consommation, qui pourrait bien être ici assimilée « au propre ego et à ses désirs », de Benoît XVI.

François dénonce la plaie dont souffre la dignité humaine, non pas de façon abstraite, mais dans la chair meurtrie des pauvres et des exclus. De ceux qui sont en surnombre dans un monde européen qui rejette les migrants africains à Lampedusa ; des marginalisés des grandes villes émergentes qui s'entassent dans des bidonvilles, des favelas, des taudis ; des victimes des nouvelles formes d'esclavage que sont la traite des personnes, les enfants-soldats, ou de la triste histoire de ceux qui sont tombés sous l'emprise de la drogue. Ce cri prophétique résonne aux oreilles du monde et fait que l'on ait pensé à lui décerner le prix Nobel et qu'il est en vedette sur les couvertures d'une tonne de magazines. Ceci étant, l'idolâtrie du matériel est toujours là puisque ses racines l'étayent en profondeur.

Dans une interview accordée à Henri Cymerman, François s'étend longuement sur les conséquences sociales de ces attitudes idolâtriques : « Nous sommes tombés dans un péché d'idolâtrie, l'idolâtrie de l'argent. L'économie provoque l'envie d'en avoir plus tout en nourrissant, paradoxalement, une culture du rejet. On rejette les jeunes quand on limite la natalité. On écarte aussi les personnes âgées parce qu'elles ne servent plus à rien, elles ne produisent pas, elles font partie de la classe passive. En rejetant jeunes et vieux, on méprise le futur d'un peuple puisque ce sont les jeunes qui doivent l'assurer et les vieux qui, avec leur sagesse, en gardent la mémoire pour la transmettre aux jeunes. […] Or nous écartons toute une génération pour maintenir un système économique qui ne tient plus debout, un système qui pour survivre doit faire la guerre, comme ça a toujours été le cas dans les grands empires […] Cette pensée unique nous prive de la richesse de la diversité de pensée par conséquent nous confisque la richesse d'un dialogue interpersonnel ».

Les personnes sont l'aliment du système. Cette image rappelle le film « Matrix » où les êtres humains sont devenus les batteries d'un grand engin électrique qui atteint son auto-conscience. Beaucoup d'entre eux sont dans un monde illusoire, dans une confortable prison. Max Weber, au début du XXème siècle, qualifia de cage en fer tout marché dépourvu de valeurs.

Deux faces d'une même réalité

François fit le lien entre son souci de la pauvreté et le magistère sur la vérité de Benoît XVI.

Ces deux dictatures dénoncées par nos deux papes sont des aspects différents d'une même réalité. Dans l'important discours qu'il adressa au début de son pontificat au corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, François fit le lien entre son souci de la pauvreté et le magistère sur la vérité de Benoît XVI. Il leur dit tout d'abord : »Comme vous savez, il y a plusieurs raisons pour lesquelles j'ai choisi mon nom en pensant à François d'Assise, une personnalité qui est bien connue au-delà des frontières de l'Italie et de l'Europe, et aussi de ceux qui ne professent pas la foi catholique. Une des premières est l'amour que François avait pour les pauvres. Il y a encore tant de pauvres dans le monde ! Et ces personnes rencontrent tant de souffrance ! À l'exemple de François d'Assise, l'Église a toujours cherché à avoir le souci, à protéger, en tout coin de la terre, celui qui souffre d'indigence et je pense que dans beaucoup de vos pays, vous pouvez constater l'œuvre généreuse de ces chrétiens qui se prodiguent pour aider les malades, les orphelins, les sans-abris et tous ceux qui sont exclus, et qui ainsi travaillent pour construire une société plus humaine et plus juste ».

Puis il décrivit une fois de plus la culture du déchet dans un paragraphe qui créa le pont avec le pontificat précédent :

« Mais il y a aussi une autre pauvreté ! C'est la pauvreté spirituelle de nos jours, qui concerne gravement aussi les pays considérés comme plus riches. C'est ce que mon Prédécesseur, le cher et vénéré Benoît XVI, appelle la « dictature du relativisme », qui laisse chacun comme mesure de lui-même, et met en péril la convivialité entre les hommes. Et voilà l'autre raison de mon nom. François d'Assise nous dit : travaillez pour construire la paix ! Mais il n'y a pas de véritable paix sans vérité ! La paix ne peut pas être véritable si chacun est la mesure de lui-même, si chacun peut revendiquer toujours et seulement son droit personnel, sans avoir le souci en même temps du bien des autres, de tous, à partir de la nature qui unit chaque être humain sur cette terre ».

Mais il n'y a pas de véritable paix sans vérité !

Il n'y a pas de paix, pas de progrès humain possible si les personnes ne se soucient pas du bien des autres. « La paix est l'œuvre de la solidarité » dit Jean-Paul II avec une expression historique qui venait confirmer le message de ses prédécesseurs Pie XII, et Paul VI qui avaient rappelé à leur tour que « la paix est l'œuvre de la justice » et que « le développement est le nouveau nom de la paix ». Ce raisonnement en chaîne du magistère pontifical s'appuie sur un principe essentiel de la dignité humaine : ce n'est qu'en se donnant soi-même aux autres que l'on peut construire un monde où règne la fraternité.

C'est pourquoi, la société actuelle a besoin de redécouvrir sa vérité la plus profonde : le respect absolu des droits humains de chaque personne, unique en son genre, pour surmonter la crise de pauvreté et des valeurs où nous sommes plongés depuis des années. Sans cette base-là, d'aucuns en instrumentaliseront d'autres dans leur intérêt et à leur propre fin et les êtres humains seront utilisés et non respectés, traités comme des objets que l'on peut jeter quand ils sont hors d'usage.

A mon avis, le pape François fait en permanence allusion au relativisme moyennant une invitation à le dépasser qui s'exprime par la dénonciation de sa conséquence la plus directe: la domination des puissants, une culture du déchet et l'indifférence, la bureaucratisation de la foi.Et pour ce faire, il promeut une culture de la rencontre et de l'engagement.

Dans l'Evangelii Gaudium il constate « une augmentation progressive du relativisme qui provoque une désorientation généralisée », pour expliquer un peu plus loin : « Ce relativisme pratique consiste à agir comme si Dieu n'existait pas, à décider comme si les pauvres n'existaient pas, à rêver comme si les autres n'existaient pas, à travailler comme si ceux qui n'ont jamais reçu ce message n'existaient pas ». Vivre dans ce « buvons et festoyons, éclatons-nous » qui est fruit obscur d'une autonomie illusoire coupée de toute responsabilité vis-à-vis des autres. Pour parer à tout cela, Martin Buber va contribuer au début "à la façon Caïn" de l'éthique qui nous rappelle que « nous sommes les gardiens de nos frères », qu'il y a des liens de fraternité qui nous unissent aux autres, que nous ne sommes pas des individus isolés, en droit de ne penser qu'à leur « propre ego et à leurs désirs ». Nous sommes appelés à la charité pour construire le bien commun, à la caritas in veritate, tire de l'encyclique sociale de Benoît XVI, à la charité dans la vérité.

En résumé, disons que Benoît XVI précise que sans un vrai fondement, le monde, dépourvu d'instances d'appel, tombe dans les mains des puissants : les portes de la dignité sont closes pour les pauvres et les faibles, il n'y a plus de valeurs pour étayer leurs revendications.

François, avec son langage à lui, dit avec une fermeté particulière que le vrai nom du relativisme est la culture du déchet, le triomphe du pouvoir et de l'argent, sur ce qui est vraiment humain, sur la vérité. Ce sont des maillons d'un même processus, deux faces d'une même réalité qu'il nous appelle à surmonter avec l'amour et le don de nous-mêmes, le pardon, la générosité et la gratuité.

S'il n'y a pas de vérité, c'est l'intérêt personnel de chacun qui prévaut et qui conduit à la conséquence néfaste du rejet des plus faibles

Pour finir, j'aimerais vous raconter une anecdote. J'ai eu l'immense joie de retrouver le Pape à Sainte Marthe, il y a un mois à peu près. Il m'a reçu comme un père reçoit son fils. Encouragé par le climat de confiance de cette rencontre touchante, j'ai osé lui demander de me confirmer dans l'idée sur laquelle je travaille avec d'autres intellectuels argentins, à savoir que la culture du déchet est une conséquence de la dictature du relativisme. François, avec un sourire et une certaine emphase, m'a répondu (ce n'est pas textuel, bien évidemment) : "C'est bien ça. S'il n'y a pas de vérité, c'est l'intérêt personnel de chacun qui prévaut et qui conduit à la conséquence néfaste du rejet des plus faibles ». Il fit alors encore une fois allusion au chômage des jeunes en Europe qui le préoccupe tellement.

On dit qu'il est arrivé parfois au pape émérite Benoît de dire qu'il parlait à la tête alors que François parlait au cœur. Il faudrait plutôt y voir une continuité. En effet, quelqu'un sans tête est effrayant, et, sans cœur, il l'est encore plus.

Mariano Fazio, Vicaire Général de l'Opus Dei, auteur de « Le pape François, les clés de sa pensée »